Ne pas cadrer dans le tableau Excel de la vie

Crédit photo : Brooke Hoyer

Je redoute le jour où je ne pourrai plus dîner à coups de galettes de riz à saveur de pop-corn. Les matins où les graines de pain dans ma livre de beurre vont commencer à me déranger. J’ai peur du jour où je vais devenir irritable en entendant la musique du voisin ou quand mon chum ne changera pas le rouleau de papier de toilette. J’ai peur du moment où on va réaliser qu’on se laisse affecter par les mêmes banalités que les autres, genre deux assiettes qui traînent sur le comptoir depuis deux jours ou un lit pas fait. 

J’ai peur du moment où on va me demander ce que je veux faire « dans la vie » et que la réponse « Écrire » ne sera plus correcte. L’instant où je vais voir le découragement dans les yeux de mon interlocuteur et la minute où il me dira « Je veux dire, pour vrai Virginie. Un travail sérieux. Qu’est-ce que tu veux faire? » Je n’aurai rien de plus à répondre que la réponse précédente. Il me dira alors quelque chose comme « Arrête de niaiser, là ». 

J’appréhende l’instant où je vais me sentir mal de pas avoir de voiture, l’instant où je vais répondre que j’en n’ai pas besoin, même si on me dira alors que c’est la plus belle liberté du monde et que je vais me demander comment je faisais avant à l’instant où je serrai derrière le volant. « Il est temps que tu aies une voiture V. Tu ne pourras pas marcher toute ta vie ou choisir ton appartement en fonction de la distance qui le sépare d’une station de métro. » Peut-être, mais peut-être pas non plus. Pour le moment, la seule chose que je vois sont les paiements et l’endettement que je n’ai pas, pour un besoin que je ne ressens pas. 

Je redoute la journée où on me dira qu’il serait peut-être temps que je sorte de ma tête deux secondes et que je commence à payer des impôts comme tout le monde. La journée où on me dira que j’aurais dû poursuivre ma technique en soins infirmiers parce que c’était un métier avec de l’avenir et un fond de pension assuré pour les belles années. La journée où on me dira que j’ai pris la mauvaise décision et que les rêves sont pour les autres. Le matin où mes factures vont avoir un goût amer, celui qui va me faire dire « J’aurais peut-être dû finalement ».

J’ai peur des semaines où on n’ira plus se chercher du vin cheap à 12$ parce qu’on va vouloir être matures-responsables-adultes et ne plus boire les soirs de semaine sous prétexte que c’est pas sérieux. Des soirées où on se regardera plus avec des yeux qui sourient en disant en même temps « NON. On se commande PAS de pizza. Ok… c’est quoi le numéro déjà? » en s’esclaffant jusqu’au premier étage de l’appart. J’ai peur de la culpabilité qu’on ne ressentira plus en ne roulant plus jusqu’au lit après avoir trop mangé.

J’ai peur de l’année où la première neige ne me fera plus rien. Où je ne ressentirai plus le besoin de me positionner le corps dans la poudreuse en sortant la langue pour goûter à l’acidité du ciel. J’ai peur de l’instant où je vais me foutre de tout ça. Le moment où je vais juste voir les troubles que ça occasionne. Le froid, les trottoirs glacés, les lèvres gercées.

J’ai peur des cadres dans lesquels les autres essaient de nous faire entrer sous prétexte qu’ils sont pris dedans.

J’ai peur d’être bien en appartement et de ne pas ressentir l’appel du condo ou de la maison, même si je « garoche » de l’argent par les fenêtres chaque mois et qu’on aime me le répéter à la même fréquence. J’ai peur de me sentir conne de voir la « maison » comme un sentiment et non comme une acquisition. « Se sentir à la maison » au lieu d’ « Avoir une maison ». Moi, j’me sens bien partout. J’ai peur de cet instant où je vais confondre les désirs de la société avec les miens, où je vais peut-être faire le mauvais choix de me conformer pour avoir la paix. Pour pu qu’on me parle des REER que je n’ai pas ou de la piscine que je n’ai pas ou de la job steady que je n’ai pas. Pour pu qu’on me dise que pour être heureux, il faut absolument être propriétaire.

J’ai peur du jour où j’aurai pu l’excuse de l’âge et des incertitudes qui viennent avec le 20-something ; du moment où j’pourrai pu tout mettre dans un pack sac et partir si l’envie me prend. Mais j’ai surtout peur du jour où être propriétaire de ma vie ne sera plus suffisant.

 

8 réflexions sur “Ne pas cadrer dans le tableau Excel de la vie

  1. Quel bel article empreint de vérité !!!

    Je possède tout cela : la belle maison, la piscine, la job payante, le fonds de pension. Et tu sais quoi? J’ai envie de tout foutre en l’air pour vivre !!! Lorsque la belle maison sera vendue, je partirai en appartement pour pouvoir voyager davantage. Je n’ai pas l’intention de m’acheter une nouvelle voiture lorsque celle que je conduis ne fonctionnera plus. À trop vouloir acquérir de biens matériels, on passe à côté de l’essentiel : vivre sa vie !!! Quelle sagesse pour ton âge, ma belle. N’abandonne JAMAIS tes rêves et ne laisse personne dicter ta conduite.

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  2. On accorde trop d’importance à l’opinion de nous que les autres ont. Plus vite on arrête d’écouter tout ce joyeux monde qui nous disent ce qu’on fait de pas correct, plus c’est facile d’être heureux. C’est ta vie, avec tes choix, les conséquences et les plaisirs qui en découlent. Le cadre dont tu parles n’existent que si tu lui permets d’exister.

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  3. Wow! Ça me parle tellement. J’ai 31 ans, encore en appart dow town Québec city pas tellement envie de maison, pas d’enfants, j’ai une « vraie job » 9@5 ( 4jours/semaine par choix car je veux du temps!) mais je vis encore toutes mes passions d’ado ( radio, faire des shows de musique, aller coir des shows punkrock, apprendre sur tous les sujets, party, voyages, lire, chanter) et j’apprécie plusque jamais la magie du moment présent. J’ai choisi de faire partie du moule pour le travail, mais pas pour le reste, car je n’y corresponds pas. Soyons vraies, peu importe l’âge!

    J’adore ce que tu écris! 🙂
    Émilie

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  4. Ton article m’a tellement touchée. J’ai toujours eu ces même peurs… La peur de devenir un ces adultes mal dans leur vie que tout enrage et qui font ce qu’ils font parce que c’est plus facile de ne rien changer.

    Pourtant, aujourd’hui j’ai 24 ans. J’ai un amoureux depuis plusieurs années, un bébé, une maison et une voiture et pourtant, je n’ai pas changé… Je me sens bien chez moi même si c’est le désordre, que de la vaisselle traîne et que jamais je ne verrai le bienfait de faire son lit. Je fais un travail que j’aime 3 jours par semaine pour me garder du temps pour écrire, peindre, passer du temps en famille et recevoir des amis. Parce qu’au fond, la beauté de la vie c’est ce qui nous fait sourire.

    Le jour où je n’aurai plus envie de me lever le matin, en plus d’être malheureuse, je crois que j’aurai perdu ce qui fait de moi, moi.

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