Les enfants de l’hôpital

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Crédit photo : Renee C. Byer

J’ai tenu la mort dans mes bras, je l’ai transportée. Je lui ai donné un bain. Je l’ai parfois faite manger, parfois faite rire. Je l’ai transportée en chaise roulante dans les couloirs bruyants d’un hôpital trop bondé. 

J’ai souvent joué à des jeux de société avec elle, j’ai souvent perdu. Je lui ai parfois caressé les cheveux tendrement en lui chuchotant que tout irait bien même si je n’en savais rien. Je l’ai souvent regardée dans les yeux, au creux d’une pupille à l’éclat trop vif pour que la mort et non la vie soit en train d’y rire. 

J’ai parfois écouté des films avec elle, elle m’a parfois souri. Je me souviendrai toujours des paroles de ce garçon, plus petit que grand, au pavillon Charles-Bruneau : « Vous allez m’attendre pour faire le sapin, hen? » Il est mort avant même que la première guirlande ne soit installée. 

Je me suis parfois transformée en conteuse d’histoire de dragons et de poussières d’étoiles. Je me suis parfois transformée en personnage de Disney. J’ai souvent parcouru les corridors en lui donnant la main. Je l’ai vue partir, je l’ai vue revenir. Je l’ai vue s’infiltrer au cœur de l’espoir. J’ai entendu des parents pleurer, j’ai vu des bras tomber le long de corps secoués. 

J’ai vu des adultes s’entraider et se soutenir. J’ai vu ce qu’il y avait de plus beau dans ce que la vie a de plus laid à offrir. J’ai vu des mains se serrer et des oreilles écouter. J’ai entendu des « Prends une pause, je prends le relais ». J’ai vu des soupers en tête en tête dans une cuisine commune. J’ai vu l’intimité prendre sa place même si ce devait être devant tout le monde. 

J’ai vu l’hôpital devenir un second foyer pour trop de familles. J’ai vu des frères et des sœurs enfiler gants et masques pour rendre visite à leur frère paralysé dans un lit inhospitalier. J’ai vu leur incrédulité. J’ai vu des corps frêles perdre leurs cheveux et devenir blêmes comme des fantômes. J’ai vu des cernes se creuser, refusant d’abdiquer. J’ai vu des enfants plus courageux que vous et moi, dont les sourires étaient plus sincères que les vôtres et les miens. 

J’ai vu la vérité sans artifices, le visage de la maladie étant assez puissant pour faire tomber tous les masques. J’ai vu des besoins primaires devenir secondaires. Manger, se doucher, se coiffer. Plus rien n’est important lorsque les minutes sont calculées. 

J’ai vu des mains se tendre vers le ciel d’une chambre à coucher et des étoiles se transformer en supernova. J’ai vu des sourires exploser de mille feux et s’éteindre entre deux ridelles. J’ai vu des bombardements de lumière se transformer en trous noirs. 

J’ai vu des visages calcinés, brûlés par le désir d’avoir voulu impressionner un ami en jouant avec le feu. J’ai vu des mains dont les doigts devinrent noirs, figées dans la cendre pour l’éternité. 

J’ai vu des adolescents impuissants, incapables de se lever pour aller à la salle de bain. J’ai ressenti leur humiliation; parce que même si nous sommes de bonne foi, eux l’ont perdue depuis longtemps. De toute manière, qui a envie de devoir sonner une cloche pour aller uriner?

J’ai vu des regards suicidés. Des âmes perdues, qui avaient voulu en finir pour toujours. J’ai côtoyé des blessures trop lourdes à porter, des maux étendus sur une civière à l’observation. Des maux qui m’ont parfois demandé ce que je faisais dans la vie, qui m’ont parfois demandé comment je la trouvais, la vie. Avez-vous déjà été en face d’un enfant ayant tenté de mettre fin à ses jours? Je suis souvent devenue muette de perplexité. Je n’ai souvent rien eu à dire. J’ai souvent dû détourner le regard pour ne pas répondre que je ne la vivais pas toujours bien, cette vie.

J’ai entendu des soupirs de soulagement et j’ai vu des larmes de joie. J’ai vu l’espoir incarné par la découverte d’un nouveau traitement. J’ai vu des fronts se coller et des mains se nouer. J’ai entendu des coeurs recommencer à battre et j’ai vu des jambes recommencer à marcher. Si j’ai souvent été témoin de chutes, j’ai parfois été témoin d’ascensions, de rémissions. J’ai vu des familles vivre d’espoir et d’eau fraîche. 

J’ai vu des petits soldats se battre sans entraînement et sans préavis; des petits soldats n’ayant pas eu le temps de séjourner sur une base militaire afin d’apprendre à se défendre, qui ont été plongés au coeur d’un champ de bataille dont le seul ennemi à abattre était leur propre corps.

J’ai vu le monde dans toute son absurdité. J’ai vu des humains hauts comme trois pommes brunir avant l’heure. J’ai eu l’honneur (ou l’horreur) de côtoyer la vérité, aussi laide soit-elle. J’ai réalisé que vieillir était un privilège et j’ai compris que chercher un sens ne servait à rien, que même les petits rayons de soleil pouvaient mourir dans l’ombre.

13 réflexions sur “Les enfants de l’hôpital

  1. Merci pour ce texte criant de vérité de de sensibilité. Beaucoup de phrases joliment cruelles et amèrement vraies. Vous avez su mettre des mots sur des sensations et des images qu’on tente d’oublier de tout notre pouvoir d’abnégation. »J’ai vu l’intimité prendre sa place même si ce devait être devant tout le monde.  » … merci beaucoup.

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  2. Wouah …..je ne sais quelle place ou quel rôle vous avez auprès de toutes ces personnes mais votre texte est criant de vérité si votre place est près d’eux , continuez à prendre soin d’eux . Merci de nous avoir ouvert les yeux. ……. Ln

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  3. ….un texte aussi beau que réel…tellement empli de tristesse que de soleil…. pour l’avoir si souvent vu aussi …mes larmes perles…mais l’espoir et toujours là ❤

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  4. Juste sublime. J’ai travaillé au près de personnes agées et je peux dire que même s’ils ont vècu leur temps, c’est dur de les avoir vu partir. Tellement dur, que j’en ai quitter mon métier. Votre texte est merveilleusement bien écrit, j’en ai les larmes aux yeux.

    Merci pour ce texte !

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  5. Je m’y suis retrouvée …dans beaucoup de vos mots et maux. Et pourtant je ne suis qu’une maman-cancer qui a accompagné un ange dès les premières heures de sa vie jusqu’à son dernier souffle. Cinq ans de vie, cinq ans de combat, terrible mais magique également. Merci pour ce beau texte.

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  6. Je suis une maman, qui a vécu tous ces instants, tous ces moments de vide de creux et de trop plein . Je lis ce texte et je n’ai qu’à me fermer les yeux pour revivre tous ces états d’âme et tourments.
    Depuis 10 ans que c’est derrière moi , je cherche à mettre des mots sur ces maux, ce que j’ai vécu, ce que j’ai traversé.
    Bravo et merci!
    Ce texte est troublant, criant de vérité etde sincérité .

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