S’aimer debout dans un monde à genoux

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Tu sais ce qu’on dit aujourd’hui? Qu’on ne peut plus s’aimer comme avant. Ils disent qu’on a perdu au jeu de l’amour, qu’on ne sait plus comment faire, qu’on n’est plus apte à danser entre les aléas de la vie, entre les surtout, mais surtout entre les malgré. Ils disent qu’on n’a jamais su, que nous sommes une génération perdue, qu’on ne saura jamais. Ils disent qu’il est trop tard, qu’on s’est ruiné, à quelque part entre les années 2000.

Ils disent que la confiance est rendue à l’image de l’entrée que l’on prend au restaurant : elle coûte cher, elle se mange une petite bouchée à la fois, et de toute manière, on ne va pas au restaurant souvent. Le mensonge est devenu le plat principal et on consomme l’amour au dessert : à dose modérée et pas constamment. Ils disent que c’est trop dangereux pour la santé, que ça pourrait faire mal à notre cœur jusqu’à l’infarctus.

Ils disent aussi que l’amour fait pousser les cheveux blancs et les rides plus rapidement, que c’est une source d’angoisse, qu’on ne peut jamais être certains. Ils disent qu’il y a toujours un mais. Ils disent que s’aimer toute une vie est impossible, que l’on s’aime pour une nuit, et parfois, pour la journée du lendemain. Ils disent que les sorties dans les bars sont fréquentes et que les déjeuners sont rares. Ils disent que l’étincelle dans les yeux explosent et meurt au fond des verres d’alcool ou dans les pilules de MDMA.

Ils disent que la tentation est partout et qu’il y a toujours mieux ailleurs. Ils disent aussi qu’aujourd’hui, les gens se demandent ce qu’ils font dans la vie avant de se demander quels sont leurs intérêts; qu’ils se demandent si leur passé est réglé avant de se demander s’ils iraient bien ensemble. Il ne faut pas perdre de temps, mais il ne faut pas le prendre non plus. Perdre et prendre, deux verbes que l’on confond souvent.

Ils disent que c’est devenu [im]possible. Qu’on ne se remet jamais du premier amour, qu’on conjugue toujours au passé, qu’on n’est plus capable d’accorder le présent au futur ou au plus-que-parfait. Ils disent qu’on vit à l’imparfait.

Ils regardent ceux qui réussissent d’un drôle d’air, un peu comme s’ils venaient d’une autre planète. Comme s’il était anormal de faire le choix de se choisir, comme si ça ne pouvait pas bien finir. Ils disent que tous les garçons sont des salauds et que toutes les filles sont folles, qu’il suffit de choisir la moins folle de la bande. Ça les fait même rire alors que c’est plutôt triste. Ils disent que nous sommes victimes de notre génération, qu’il n’y a rien à faire. Que l’amour a toujours une date d’expiration et que la relation caille souvent avant la date de péremption. Ils disent qu’on se laisse sécher au soleil trop longtemps et que la moisissure a le temps de se former avant qu’on le réalise; que le temps qu’on s’en rende compte, il est déjà trop tard et ça sent mauvais.

Puis il y a eu toi. Il y a eu toi qui as fait mentir tous les pronostics, un peu comme le 5% de chance de guérison auquel tu t’accroches lorsqu’on te diagnostique une maladie incurable. Il y a eu toi, que j’ai appris à connaître au fil des mois. Toi qui me faisais rire, toi avec qui je me sentais bien. Toi qui avais absolument tout ce que je désirais. Toi et les mois qui ont passé. Un été, un voyage en France, des fréquentations. Toi qui étais là même quand tu ne l’étais pas.

Il y a eu toi, sur le coin de la rue Mont-Royal et Saint-Denis, quand je te disais que je pourrais venir te rendre visite lorsque tu habiterais en France; te rendre visite en tant qu’amie. Il y a eu toi, qui m’as répondu : « J’pense pas. On ne se parlera plus rendu là. De toute manière, je ne sais pas pourquoi on se voit toujours, ça ne donne rien. » Je t’avais répondu : « Pourquoi on se voit si ça donne rien? », ce à quoi tu avais répondu : « J’sais pas. » Je t’avais trouvé con, mon coeur avait eu un pincement, mais je t’avais répondu : « Ben ok alors. » On s’aimait, tellement déjà.

Deux semaines plus tard, nous étions ensemble. Un mois plus tard, nous signions un bail. Un gros risque, comme ils disent. Ils disent beaucoup de choses, ces gens-là. Pourtant, nous n’avons jamais été aussi bien. Ces gens ont oublié de nous dire que ça avait toujours été possible et que les contes de fées n’avaient rien à y voir. Ils ont oublié de nous dire à quel point l’amour était doux, à quel point les slows dansés dans la cuisine goûtaient bons, à quel point les fous rires pouvaient réparer tous les morceaux brisés, à quel point les inside jokes valaient tous les spectacles d’humour du monde.

Ils ont oublié de nous dire à quel point faire l’amour avec amour était transcendantal, ils ont oublié de nous dire qu’on pouvait pleurer d’amour, pas parce que c’est laid, mais parce que c’est beau. Ils ont oublié de nous dire que la phrase « On s’est trouvé » valait tous les swipage à droite sur Tinder. Ils ont oublié de nous dire à quel point un couloir d’appartement où traînent des paires de jogging, des bas et des souliers pouvait être réconfortant.

Ils ont oublié de nous dire qu’on pouvait s’exciter la poésie intime sur fond de messages textes, de jupe moulante et de regards coquins. Ils ont oublié qu’une épaule dénudée pouvait dire « Je t’aime », que des pieds qui se touchent sous une table de cuisine pouvaient dire « J’ai envie de toi » et que le soupir d’après l’amour était toujours plus pur que tous les souffles qu’on retient par peur de s’étouffer à cause du trop plein qui entrerait.

Ils ont oublié de nous dire à quel point on pouvait s’en foutre, du siège de toilette pas baissé ou du rouleau pas remplacé. Qu’un comptoir plein de vaisselle n’était pas grave, qu’un lit défait n’était pas grave, parce que quand tu vis, t’as pas toujours le temps de mourir avec des détails aussi insignifiants. Ils ont oublié de nous dire qu’on pouvait resté dans le hall d’entrée de notre appartement dix minutes parce que l’observation de l’âme de l’autre nous faisait perdre la notion du temps.

Ils n’ont pas oublié de nous parler des chicanes, mais même lorsqu’elles se déroulent avec des game de « c’est-qui-qui-va-faire-le-plus-de-yeux-en-l’air », même quand elles se résument à des : « C’est bon là. J’ai dit que c’tait BON, LÀ. Bla-bla-bla j’entends rien », même quand ton vocabulaire se résume  à : « ARK, sérieux là, ARK », même lorsque tu te chicanes fort au point de partir de la maison en disant : « C’est ça, je m’en vais m’entraîner, bye là », et que tu réalises une fois à l’extérieur à quel point il fait froid et que t’as pas du tout envie de t’entraîner, mais que t’es tellement orgueilleuse que tu vas faire le tour du bloc 15 fois pour lui faire croire que plutôt que revenir après 5 minutes, elles sont belles, les chicanes. Elles sont belles, parce qu’elles se terminent toujours en riant.

Ils ont oublié de nous dire qu’on aurait l’humilité de dire à coeur ouvert : « Ce que t’as fait m’a fait de la peine » au lieu du classique je m’en foutisme; que la santé du coeur de l’autre serait maintenant en symbiose avec le nôtre, qu’on apprendrait à s’excuser, mais surtout à pardonner. Ils ont oublié de nous dire qu’on pouvait avoir le shake lorsque l’autre partait de la maison trop longtemps, qu’on pouvait s’ennuyer après quelques heures d’absence, qu’on pouvait écouter de la musique très forte en chantant encore plus fort (et très mal).

Ils ont oublié de nous dire qu’on pouvait trouver un humain extraordinairement beau même au réveil, surtout au réveil. Qu’on pouvait se serrer fort au point de sentir ses vertèbres craquer, qu’on pouvait dire « Je t’aime gros comme ÇA » en écartant nos bras au maximum, même si la limite que nous impose notre corps ne rend jamais justice à la grandeur de l’amour que l’on ressent. Que notre sourire pouvait devenir parfait même si nos dents étaient croches. Ils ont oublié de nous dire qu’une banale balade en bus pouvait être prétexte à des conversations aussi profondes que les nids de poules de la métropole et que la lessive pouvait donner lieu à des têtes à têtes romantiques.

Ils ont oublié de nous dire qu’on deviendrait ceinture noire en karaté, qu’on saurait exactement où frapper pour que ça fasse mal, mais qu’on choisirait de danser la valse parce que ça se danse à deux et parce que c’est toujours beau de s’étourdir en duo. Ils ont oublié de nous dire que l’amour était composé des petits gestes du quotidien, de grimaces, d’eau chaude citronnée le matin, de tirage de cheveux et de main sur le genou lorsque ça va moins bien.

Ils ont surtout oublié de nous dire qu’il suffisait de se tenir debout contre tout, contre tous et parfois même contre nous.

28 réflexions sur “S’aimer debout dans un monde à genoux

  1. Merci pour ce beau texte inspirant, éclairant.
    Je cite que ce passage:
    «…Ils ont surtout oublié de nous dire qu’il suffisait de se tenir debout contre tout, contre tous et parfois même contre nous.»
    Il y a plus ou moins 15 ans à un programme télé la question était:
    « Pourquoi il y a tant de célibataire au Québec.
    Et la réponse, si je me souviens bien, mis en relief fut justement avec des mots probablement différents, le même sens, « la lacune de se tenir debout ».

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  2. Wow! J’en ai les larmes aux yeux tellement ce texte est magnifique! Je dois avouer qu’avec tout le poids de la société qui nous crie presque à tue-tête sans arrêt que l’amour n’existe plus, que ce n’est que des sottises, j’avais moi-même commencé à croire tout ce qu’on tente de nous faire croire. Mais je le confirme, l’Amour avec un grand A existe encore, et c’est le plus beau sentiment qu’il est possible pour une personne de vivre, et il ne suffit que d’y croire pour voir à quel point c’est si facile d’aimer avec tout notre coeur et toute notre âme. L’amour nous rend meilleurs, et ce, peu importe la situation à travers laquelle on peut passer… et c’est si beau!

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  3. salut ! je suis Mexicaine, j’ai lu ton texte puis je l’ai tellement aimé que j’ai fait une humble traduction (j’suis traductrice). je veux savoir si tu me donnes le permis de la publier dans mes réseaux sociaux (avec la citation correspondante, bien sûr) 🙂

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  4. Ce texte est définitivement la preuve qu’un couple de  »jeunes » peut encore avoir la flamme.
    Tu es une artiste dans l’âme. Tu me redonnes le goût d’écrire, ne t’arrête jamais.

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