Faire un enfant


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On ne m’avait jamais dit comment on faisait un enfant. Je ne parle pas des mouvements de corps mutuellement bien reçus entre deux personnes. Non. Je parle de « faire » un enfant, le fabriquer, avec les bonnes pièces. Parfois on est tellement pressé qu’on est déconcentré, qu’on oublie des morceaux. D’autres fois on est tellement épuisé qu’on se demande comment on peut se partager, comment on peut se diviser, pour donner à ce petit être en formation les meilleures parts de nous. On ne m’avait jamais dit qu’on ne se divisait pas, mais qu’on se multipliait.

On ne m’avait jamais dit que ce serait si naturel. Que ça allait se placer comme une évidence au cœur de la personne qu’on était avant, de celle qu’on est maintenant et de celle qu’on sera demain. On ne m’avait jamais dit qu’on pouvait passer de longues minutes planté dans le cadre de porte d’une chambre vide mais déjà si remplie; qu’on pouvait observer les moindres détails pour s’assurer que tout soit à sa place. Qu’on plierait et déplierait des vêtements, des couvertures. Qu’on sentirait des petits pots de crème. Qu’on passerait notre main sur un matelas inhabité, qu’on vérifierait l’isolation des fenêtres. T’sé, ce serait plate qu’il ait froid.

Qu’on dormirait avec un de ses pyjamas lové au creux de nos bras, qu’on ferait semblant de se bercer, de le prendre ou de le déposer dans un porte-bébé. Qu’on lirait les étiquettes derrière les produits qu’on achète, qu’on ferait des provisions.

On ne m’avait pas dit à quel point il était fascinant  que deux humains aient la capacité de fabriquer un autre humain. Comme ça. Sans formulaire à remplir, sans test à passer. Sans doctorat. 

On ne m’avait jamais dit qu’on pouvait tout donner à quelqu’un qui n’était pas encore arrivé, à quelqu’un qu’on n’avait pas encore rencontré. On ne m’avait pas dit qu’on pouvait souhaiter le meilleur, le plus grand et le plus beau pour un être qu’on ne connaissait pas. On ne m’avait jamais dit que ne plus se faire passer en premier ne voulait pas dire se faire passer en dernier. Qu’on pouvait conjuguer les deux sans trop de difficulté.

On ne m’avait jamais expliqué ce que voulait réellement dire vivre ensemble. Parce que ça ne s’explique pas. Parce que s’habiter soi-même et être habité par quelqu’un d’autre durant neuf mois est à mille lieux d’habiter avec quelqu’un qui nous est extérieur. On ne peut fuir son corps en claquant la porte, on ne peut fuir son corps au restaurant après une mauvaise journée, on ne peut ni argumenter ni s’engeuler avec son corps. Il est toujours là. Il nous suit partout, en étant plus lucide que jamais.

On ne m’avait pas dit qu’on avait le droit d’avoir peur, qu’on avait le droit de se demander si on était fait pour ça. On ne m’avait pas dit que personne n’était « fait » ou non, pour ça. Que chaque personne apprivoisait la vie différemment. Qu’elle était parfois reçue à coups de points d’exclamation et d’autres fois par des points d’interrogation, voire de suspension. Et que c’était correct. On ne m’avait jamais dit qu’il n’y avait pas vraiment de bon moment pour ça. Qu’on n’était jamais prêt, qu’on était toujours prêt.

On ne m’avait jamais dit qu’on ne devenait pas matante ou mon ‘oncle sous prétexte qu’on était heureux d’avoir des meubles à notre goût ou encore parce qu’on achetait maintenant des couches en même temps que notre papier de toilette. On ne m’avait pas dit que ça pouvait se coller viscéralement au quotidien sans que l’on perde de vue nos rêves et nos objectifs personnels. Que ça n’enlevait rien à ceux que nous étions avant, qu’au contraire ça leur apportait beaucoup.

On ne m’avait jamais dit que ce serait à quelqu’un d’autre que je penserais en traversant la rue. Que ce ne serait plus ma bulle qui serait heurtée lorsqu’on m’accrocherait dans le métro. Que je ressentirais de l’agressivité envers ceux qui ne font pas attention. Que j’aurais le sacre et le Heille! faciles. Pas pour moi, pour lui. On ne m’avait pas dit que s’il m’arrivait un accident, je souhaiterais qu’on sauve mon bébé en priorité.

On ne m’avait surtout pas dit que ça pouvait être aussi fort que ça.

[Crédit photo : Bady Qb]