Ceux qui courent

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Voir les gens courir me calme. Ils courent tellement souvent sans raison que je me demande encore plus souvent ce qu’ils font lorsqu’il y a urgence. Ont-ils encore le souffle nécessaire pour se déployer le corps à coup de grandes enjambées vers l’avant lorsqu’ils sont pressés pour vrai?

Ils courent tout le temps. Le matin, pour se rendre au travail, et le soir, pour se rendre à la maison. Ils courent partout. Dans le métro, pour attraper le wagon, en traversant la rue sur une lumière jaune voulant pourtant dire « Ralentis », en allant chercher leurs enfants à la garderie. Ils courent même dans leur voiture.

Même lorsqu’ils sont assis, leurs pensées courent un sprint dans une projection future où ils sont déjà pressés de préparer le souper et de se rendre à leur cours de yoga. Être déjà pressés dans une réalité n’ayant même pas le mérite d’exister encore, ouin.

Lorsque je les vois, je m’arrête, je me fige et deviens une statue, même si je suis au milieu de la station Jean-Talon. Je me demande ce qu’il y a d’important au point de se foncer dans le corps sans s’excuser, sans se regarder, sans respirer. Ça m’agresse. Je les regarde s’époumoner la rationalité comme si leur vie dépendait du wagon qu’ils réussiraient à prendre, ou non. Même s’il y en a un deux minutes après.

J’ai juste envie de les secouer en leur disant « Arrêtez. Là, ça suffit. » Pendant ces moments, j’ai l’impression que ma propre vie ralentit en réaction à toute cette accélération. Mes mouvements décélèrent. J’espère presque manquer mon wagon pour me prouver une fois de plus qu’il n’y en a aucune, urgence. C’est sans compter ceux qui poursuivent leur course alors qu’ils voient clairement que les portes viennent de se fermer. Hm.

Je les trouve fascinants. Si au moins ils étaient pressés pour la vie, mais non. Ils sont pressés par la vie. J’essaie de comprendre. J’essaie encore. Je ne comprends pas. La majorité d’entre nous n’avons pas envie de nous rendre au boulot, alors pourquoi sommes-nous si pressés de nous y rendre? Pourquoi la personne âgée marchant avec une canne est perçue comme un obstacle à contourner?

C’est ça, l’existence? Courir un marathon? Partir tôt, revenir tard, devoir emplir, puis remplir, des obligations, être stressé par l’horloge de son cellulaire qu’on regarde aux deux minutes en espérant que le temps se fige et nous aide à ne pas arriver en retard on ne sait où? C’est vouloir se coucher tôt, mais se coucher tard, car c’est la seule possibilité qui s’offre a nous si l’on veut passer ne serait-ce qu’un peu de temps avec la personne aussi pressée que nous qui partage notre vie?

Nous mangeons vite, nous nous informons vite, nous faisons l’amour vite, nous vivons vite et nous mourons encore plus vite.

Nous avons le « Dépêche-toi » trop facile. Comme ces parents dans la salle d’attente disant à leur enfant « Vite, la madame t’a appelé. », « Laisse la fleur par terre on n’a pas le temps. » ou encore « Arrête de regarder le ciel, on est pressé. » Bien souvent, il n’y a rien qui presse. La seule chose de vite qu’il y a à faire est de nourrir son angoisse de ne pas réussir à faire tout ce qui est prévu au programme dans les temps. Nous aurions avantage à l’affamer, cette crainte irrationnelle de l’horaire prévu.

Nous sommes connectés ensemble le jour, le soir et la nuit. Nous nous parlons sur Facebook et via message texte, mais quand prenons-nous réellement le temps de nous voir et de nous consacrer un moment de « yeux dans les yeux et on se parle pour vrai »? Presque jamais. Je suis certaine que si on cumulait toutes les heures passées sur les réseaux sociaux qu’on perd chaque semaine, on pourrait passer des journées entières avec nos amis ou notre famille dans la « vraie » vie. Pourtant, on préfère se faire croire qu’on ne se voit pas car on n’a pas le temps.

Nous ne prenons plus le temps de prendre le temps. Nous ne prenons plus le temps de passer des moments ensemble, de manger sainement, d’être en santé, de lire, de se reposer, de s’amuser. Aujourd’hui, ne rien faire est perçu comme de la paresse, car il y a toujours quelque chose à faire, car le temps, c’est de l’argent. Nous ne nous donnons plus le temps d’éteindre notre cerveau, et ironiquement, il n’a pas probablement jamais été si peu allumé.

(Crédit photo : Thomas8047)

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